‘C’est seulement par l’entraide et les concessions mutuelles qu’un organisme, groupant des individus en nombre grand ou petit, peut trouver sa pleine harmonie et réaliser des progrès sérieux.’
Plus qu’un grand sportif, Jigoro Kano fut avant tout une figure marquante de la société japonaise, dont l’aura laisse encore une empreinte indélébile à la culture nippone contemporaine. Intellectuel engagé et humaniste convaincu, il réussit la gageure de concilier, en une seule discipline, l’énergie des arts martiaux et une réflexion quasi philosophique qui passionnait l’érudit qu’il était. Portrait d’un homme dont la destinée changea la face du sport de combat.
Né en 1860, le jeune Kano manifeste rapidement un grand intérêt pour les arts martiaux, dont la popularité n’a cessé de chuter en cette fin de 19e siècle. Le Japon, en cette période, passe par un courant résolument moderniste sous l’impulsion de l’empereur Mutsu-Hito, préférant importer de nouvelles valeurs plutôt que de vivre sur les restes de la société féodale. Le légendaire soldat Samouraï s’efface, au profit d’une armée moderne, et les disciplines de combat apparaissent rapidement au peuple japonais comme les vestiges d’un passé à oublier au plus vite.
Kano n’a que faire de la gymnastique et du base-ball, fraîchement introduits dans le pays du Soleil Levant. Sa révélation, il l’obtient en franchissant les portes d’un dojo de Ju-Jitsu, où il s’initie aux techniques de l’école Tenjin-shinyo-ryu. Ses progrès sont rapides, tant le manque d’élèves permet au maître Fukuda Hachinosuke de suivre attentivement les débuts prometteurs de sa jeune recrue. C’est sous son impulsion que Jigoro Kano découvre l’existence d’un Ju-Jitsu non plus considéré comme un simple recueil de techniques de combat, mais bien comme un art, porteur d’une véritable éthique de vie.
La mort de son mentor force Kano à fréquenter d’autres écoles, et d’autres professeurs, auprès desquels il perfectionne ses techniques de coups frappés et d’immobilisation au sol. Accumulant le savoir, parcourant tous les ouvrages en la matière qu’il trouve, il devient rapidement une référence du Ju-Jitsu, tout en décrochant une licence de lettres! De toutes les techniques, parfois jalousement gardées, que ses aînés lui ont légué, Kano puise les fondements de sa propre discipline, dont il jette les règles de base dès 1882. Plus qu’un sport de combat, il définit les principes d’une véritable philosophie de vie, visant plus à mener l’individu vers son épanouissement qu’a lui apprendre à terrasser un adversaire. Son oeuvre, il la baptise Judo, la « voie de la souplesse ».
Pour dispenser son savoir, Kano fonde le premier institut Kodokan (que l’on peut traduire par « l’institut du grand principe », ou « l’endroit où étudier la voie ») en 1882. Neuf élèves seulement peuplent les premiers tatamis. D’abord confiné à la confidentialité, l’établissement gagne ensuite ses premiers galons grâce à la réputation de combattants aussi confirmés que Tomita Tsunejiro ou Shiro Saigo, tout droit sortis de l’école de Kano. Grâce à une parfaite symbiose avec ses disciples, ce dernier peaufine l’étendue de ses techniques en y incorporant quelques découvertes de ses élèves (notamment la projection « yama-arashi », dont la paternité revient à Shiro Saigo). Peu à peu, une codification scrupuleuse des prises est entamée par le maître, qui prend soin d’éliminer de son répertoire les prises dangereuses, sans pour autant sacrifier à l’efficacité de son style. Preuve en est que, installé à Tokyo,
l’institut Kodokan impose entre 1886 et 1889 sa suprématie dans les tournois. Son heure de gloire, il la connaîtra lors d’un affrontement historique contre l’école rivale Yoshin-ryu-jiu-jitsu, lors duquel l’élève Shiro Saigo prouve à tous le bien-fondé des théories de son maître.
Rapidement mis au devant de la société nippone, Kano acquiert l’aura nécessaire pour populariser ses enseignements. Conseiller, puis secrétaire du ministre de l’Education Nationale, professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Tokyo, l’homme cumule les responsabilités et devient peu à peu une figure emblématique d’un Japon reprenant conscience de sa richesse culturelle. Fort de son influence, Kano réussit à imposer l’apprentissage du judo dans les écoles et les universités. L’institut Kodokan n’est certes pas le seul à l’enseigner (le Butokukai de Kyoto ou le Kosen s’établissent en rivaux sérieux), mais la réputation et la pugnacité de son fondateur réussissent à l’imposer.
Multipliant les voyages, Kano Shihan (le maître fondateur) défend désormais sa création de par le monde. Premier Japonais à entrer, en 1909, dans le Comité Olympique International, son but est désormais d’intégrer le Judo parmi les disciplines olympiques, tout en essayant de rassembler le maximum de courants dans son oeuvre. C’est ainsi que Kano multiplie les contacts avec les maîtres de courants rivaux, tel Gichin Funakoshi, le père du karaté moderne, avec lequel il entretient une relation de respect et d’estime. Mais il est déjà trop tard pour espérer réaliser une synthèse de cette envergure : le regain d’intérêt de la jeunesse japonaise pour les arts martiaux a permis l’éclosion d’écoles alternatives solides. Ironie du sort… Kano, victime de sa passion, doit maintenant partager la vedette dans un monde dont il a été, quelques années auparavant, le seul à défendre l’existence. Judo, Aikido et Karaté évolueront donc séparément.
1938, Kano réalise une ultime tentative d’imposer son sport aux Jeux Olympiques. Il se rend à la réunion du Comité Olympique International du Caire, mais s’éteint sur le bateau de retour, à 78 ans. On compte à ce moment plus de 85 000 ceintures noires de Judo. Apràs avoir renouvelé la perception du sport de combat dans son pays, Jigoro Kano aura réussi à faire partager sa passion au monde entier, exportant son savoir jusque sur le continent américain et en Europe. En 1964, des démonstrations sont incluses aux JO il faudra néanmoins attendre 1972 pour que le Judo soit reconnu comme discipline olympique, consécration de la création du maître.